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Interview croisée de l’architecte Bernard Tchumi et de Juan Carlos Torres, PDG de Vacheron Constantin


Alors que la première grande rétrospective de l’œuvre de Bernard Tchumi se tient depuis le 30 avril et jusqu’au 28 juillet 2014 au Centre Pompidou à Paris, présentant une trentaine de projets dont celui de l’agrandissement de la manufacture Vacheron Constantin, l’architecte s’est entretenu avec le PDG de la maison genevoise... Extrait.


Interview croisée de l’architecte Bernard Tchumi et de Juan Carlos Torres, PDG de Vacheron Constantin
Une discussion* en toute liberté entre Bernard Tschumi** et Juan-Carlos Torres, tenue le 15 janvier 2014 à Genève, dans la Manufacture Vacheron Constantin.
 
En 2001, la maison horlogère historique Vacheron Constantin (plus ancienne manufacture horlogère au monde en activité continue depuis sa fondation en 1755) lançait un concours d’architecture afin de réunir sous un seul toit l’ensemble de ses activités.
 
Dix ans après l’inauguration du bâtiment, Juan-Carlos Torres, directeur général de Vacheron Constantin, et Bernard Tschumi, lauréat du concours, se rencontrent alors que les travaux d’une extension du bâtiment sont en cours. Les deux hommes reviennent sur leur parcours en commun.
 
Juan-Carlos Torres  

Au départ, nous avions besoin d’un nouveau bâtiment qui réunisse en un seul lieu notre siège administratif et notre activité manufacturière, dispersée en plusieurs endroits. Cinq architectes internationaux ont été sélectionnés pour participer à un concours. Votre projet, Bernard Tschumi, a été plébiscité car votre proposition représentait le meilleur choix à très long terme : il s’agissait en effet bien moins de construire un « objet » que de matérialiser une vision. Et c’est de cette vision, de cet état d’esprit partagé qu’est né ensuite l’objet. Essentiellement, il s’agissait de réussir le pari inédit de faire cohabiter pour la première fois deux populations fort différentes, les cols blancs et les cols bleus, sans aucune différenciation entre eux.
 
Bernard Tschumi

Un concours est toujours quelque chose d’un peu particulier, car au départ l’architecte ne connaît rien au problème : ni les usagers, ni l’historique, ni le fonctionnement, en l’occurrence, d’une manufacture horlogère. Il faut apprendre rapidement, en quelques semaines, et c’est donc avec une certaine fraîcheur d’esprit qu’on aborde la question, en reprenant le problème à la base sans être obnubilé par tous les clichés, les a priori, tout ce qui a été véhiculé par des générations de manufactures successives. On aborde donc le problème avec une certaine distance.
 
Vous avez parlé de « vision », évoqué un « état d’esprit ». La « vision », c’est un concept tendu vers l’avenir, tandis que l’état d’esprit est, lui, ancré dans le présent. Et c’est bien de ça dont il s’agit : développer une idée, un concept, qui puisse représenter de la meilleure manière possible à la fois l’état d’esprit de ceux qui mènent leur activité dans le bâtiment et la vision des gens qui y vivent, s’y projettent. Le travail de l’architecte est assez curieux. Il est à la fois « objectif », déterminé par des contraintes réelles et incontournables –comme dans l’horlogerie–, mais il faut savoir transformer ces contraintes en quelque chose qui se tienne, qui soit cohérent et qui se projette dans l’avenir. Dans le  cas de Vacheron Constantin, il fallait tenir compte de trois dimensions : la notion de manufacture horlogère en soi, l’identité propre à Vacheron Constantin, et un certain nombre de préoccupations architecturales qui sont les miennes, disons mon propre bagage en ce qui concerne les conditions de production de l’architecture en ce début du 21ème siècle.
 
C’est de l’examen de ces trois conditions qu’est née l’intuition –qui n’est qu’un raccourci de la raison– de cette grande enveloppe qui a l’avantage d’offrir une large liberté et une grande souplesse dans la gestion précise et fine de toutes les contraintes pratiques, tout en répondant à la question de la cohabitation de différentes populations à l’intérieur d’un même bâtiment. Il fallait que tous s’y retrouvent et y soient traités de façon égale, dès l’arrivée dans le parking.
 
L’enveloppe est devenue ce dénominateur commun à l’intérieur duquel l’horloger rejoindra son propre espace, l’intimité de son établi, tandis que dans d’autres espaces, qu’on pourrait appeler « d’apparat », le client sera reçu dans le même temps. Mais tout et tous sous la même enveloppe, sous ce grand toit souple, plissé sur lui-même, et d’où toute notion de façade a disparu. Cette enveloppe est double, à la fois enveloppe extérieure et enveloppe intérieure, l’une étant faite d’une membrane d’acier perforé, qui à la fois protège et laisse passer la lumière, et l’autre, comme une doublure de veste, non pas de tissu mais de bois, procurant la chaleur, le silence, la lumière, en un mot l’intimité qui était celle dans laquelle travaillaient les anciens cabinotiers de Genève.
 
Tout ce qui à l’intérieur de cette enveloppe touche aux flux –flux de lumière, flux des passages et des circulations – est traité par un troisième matériau : le verre. Pour moi, architecte, il n’y a pas de concept sans matérialité.

Interview croisée de l’architecte Bernard Tchumi et de Juan Carlos Torres, PDG de Vacheron Constantin
JCT : J’aimerais rajouter un quatrième matériau, qui m’a aussi décidé dans le choix de votre projet : c’est le béton. Le béton brut était le garant de l’ensemble, l’ancrage, la pérennité, la force. J’y trouvais un reflet de l’esprit de la marque et de profonds échos avec le produit que nous y manufacturons. La beauté extérieure s’exprime avec l’acier, qui protège des outrages du temps ; la beauté intérieure, le confort, c’est le bois, qui préserve le temps ; et la lumière qui passe à travers, insufflée par le verre, c’est l’âme. Quant au béton, c’est le socle, l’ancrage dans le temps.
 
BT : Oui, tout à fait. Mais cette notion de fondation est arrivée grâce au dialogue. Il faut dire que ce concours était très particulier, car il était organisé en deux tours. Nous n’avons fait connaissance qu’au deuxième tour. Le béton existait déjà dans le projet, mais c’est au cours de cette première et brève rencontre que la notion de fondation s’est concrétisée et que le béton a été ensuite mis en scène. Ça a été le début d’un dialogue et, au fil des semaines et des mois, ce dialogue –dans le vrai sens du terme, c’est-à-dire quand chacun apprend de l’autre– s’est enrichi. J’ai pu de mon côté comprendre et intégrer certaines de vos préoccupations auxquelles je n’avais pas pensé –mais ça, sur le moment, je ne vous l’aurais jamais avoué (rires). Il s’est mis en place un vrai processus…

JCT : Oui, tout à fait. Mais il faut redire l’importance du concept dans ce processus. On y revient toujours. De votre côté, vous aviez affaire avec vos équipes –les intervenants, les corps de métier, etc.–, et du mien, j’avais affaire avec tous les protagonistes. Il fallait que ces deux mondes se parlent et se comprennent. Mon rôle était donc de faire comprendre et de préserver le concept architectural, afin que la vision ne se transforme pas en simple projet industriel et que ce ne soit pas seulement l’aspect pratique qui prévale.

Et, c’est paradoxal, mais de votre côté vous deviez prêcher le contraire et insister sur le côté pratique. C’est là que les deux mondes se sont retrouvés. Et ma grande fierté est qu’aussitôt qu’ils l’ont habité, l’ensemble de nos collaborateurs se sont aussitôt approprié ce bâtiment. Ceux qui l’ont le plus rapidement compris ne sont pas ceux qu’on croit : ce sont les horlogers qui avaient la plus grande ancienneté dans l’entreprise qui ont immédiatement saisi la perspective dynamique de cet objet, sa vision, précisément. Tandis que les équipes plus administratives ont dit : « Mais, bon sang, ça n’a rien à voir avec Vacheron Constantin ! »

Interview croisée de l’architecte Bernard Tchumi et de Juan Carlos Torres, PDG de Vacheron Constantin
Les horlogers se sont immédiatement projetés à l’intérieur du bâtiment, tandis que les gens du marketing l’ont jaugé de l’extérieur. Mais l’idée n’était pas de donner une « image » de la marque, mais de montrer un état d’esprit. Et c’est le concept de l’enveloppe qui permettait le mieux de transmettre cet état d’esprit. Et d’accueillir aussi une nouvelle génération d’horlogers, et qu’aussitôt passée la porte, on s’y sente pas intimidé mais accueilli, qu’on y respire, qu’on s’y sente chez soi.

BT : Je crois que ça a aussi à voir avec une certaine dignité du travail. Et de fierté. Ce que vous dites me fait très plaisir car c’est effectivement à partir de l’intérieur que les décisions se sont prises, et c’est toujours ainsi que je procède en architecture. L’enveloppe est venue non pas de l’extérieur mais de l’intérieur. Ensuite, elle s’exprime de diverses manières, mais, ce qui prime, ce sont d’autres considérations : comment on vit à l’intérieur de ce bâtiment, comment on échange, comment on dialogue, comment on circule. On a par exemple passé ensemble des mois à travailler sur l’atrium pour créer avec précision un jeu de circulations, de passages, de perceptions, de ressentis. Du coup, ce bâtiment n’est jamais froid.
 
JCT : Et, en dix ans, il n’a pas pris une ride… Il s’est même bonifié. Il a une force bien à lui.

BT : Si le bâtiment n’a pas pris une ride, c’est aussi parce qu’il était un peu en avance sur son temps. L’idée d’enveloppe, qui est désormais répandue, transforme, voire évacue la notion de façade et de toit. Quand cette stricte relation architecturale entre l’horizontal et le vertical s’efface, on découvre une certaine liberté de pensée qui vous amène à envisager toutes sortes de possibilités. Dans ce sens, ce n’est plus un style, quel qu’il soit, qui s’exprime, mais bien plus une manière de penser. C’est cette manière de penser que mes réalisations ont en commun, bien au-delà de leurs considérables différences extérieures.
 
JCT : Et c’est exactement dans le même esprit que nous poursuivons, avec l’extension en construction actuellement. Dans le même esprit, nous repartons d’une feuille blanche.
 
BT : La possibilité d’une extension était inscrite dès le départ, mais ce qui se construit maintenant sous nos yeux n’est effectivement pas du tout ce qui était prévu. Entretemps, la manufacture a évolué. Mais vous aviez une idée précise de ce que le nouveau bâtiment devait être, et de ce qu’il ne devait pas être. Et ça, c’est très utile, voire très important. Il y avait la volonté d’avoir un air de famille entre les deux bâtiments tout en marquant une différence. Au départ, j’ai commencé à refaire presque le même bâtiment, mais là, vous m’avez dit : « Non, pas du tout, ce n’est pas comme ça qu’il faut faire… » Il est vrai que le programme était différent.
 
JCT : Nous avons examiné ensemble différentes options et très vite nous avons compris que le bâtiment principal avait une force « iconique » qu’il fallait à tout prix préserver. L’idée était même de lui donner encore plus d’importance tout en « rajoutant une couche », si je peux dire. Une « couche », une autre enveloppe qui a une forme bien différente, qui est comme allongée à ses côtés et qui poursuit, prolonge l’enveloppe du bâtiment principal.
 
Pour gagner ce pari, qui, ceci dit, est le pari de la durée, il faut que la chaleur intérieure soit la même partout, sous une enveloppe ou à l’intérieur de l’autre, que le niveau des finitions soit partout identique, et que, s’il le fallait, nous puissions aisément changer les affectations des espaces.
 
BT : J’ai dû passer par une quarantaine de géométries différentes pour parvenir à la forme particulière de ce nouveau bâtiment, en fourche articulée autour d’un point de distribution central, puits de lumière zénithale placé au coeur de toutes les directions et les orientations du bâtiment. J’ai essayé d’amener partout le plus de lumière possible. Deux questions se posaient, d’ordre structurel : celle du bâtiment lui-même, et celle de la pure continuité des vitrages, qui impose des dimensions maximales à ceux-ci. Donc, peu à peu je me suis aperçu qu’en faisant un cercle, intersecté par une poutre centrale, je pouvais à la fois réconcilier les problèmes structuraux du bâtiment et ceux du verre tout en créant un oculus –ce n’est pas le Panthéon de Rome, mais… (rires)– qui permette d’éclairer l’escalier qui distribue le tout. Car tout le monde passera par là.
 
JCT : Oui, tout le monde passera par-là, le restaurant, les ateliers… Je me souviens de cette phase assez importante de notre processus, cette étape qu’on a appelé « origami » : d’abord la surface que nous avions à disposition, puis la feuille, le pliage de la feuille, les pliages successifs, qui donnaient autant de bâtiments différents… Et on est arrivé à cette forme particulière d’enveloppe qui distribue partout équitablement la lumière.
 
En vivant dans le premier bâtiment, l’horloger que nous sommes a appris du flux des lumières ménagées par l’architecte que vous êtes. Selon leurs tâches et leurs métiers différents, les gens se sont rapprochés ou détachés de la lumière –typiquement, ceux qui travaillent sur écran s’en sont détournés. L’architecture, la lumière, les circulations ont introduit de nouveaux rapprochements entre eux. Des gens qui n’étaient pas destinés à se rencontrer se sont mis à travailler ensemble. De nouveaux états d’esprit se sont créés. Les métiers bougent, d’importantes mutations s’opèrent et pourtant le bâtiment fonctionne parfaitement dans le temps. Je dirai même que les choses se font parce que le bâtiment le permet.
 
Cet état d’esprit, on a voulu le recréer dans le nouveau bâtiment, sous une forme différente, avec des flux qui ne seront pas identiques, un bâtiment moins circulaire, plus linéaire mais offrant le même confort, les mêmes potentialités, et nous permettant la même flexibilité dans le temps.

BT : Oh, je suis persuadé que dans les 6 à 10 ans vous allez être amenés à modifier les flux et les circulations ! Mais le bâtiment est conçu de telle manière que vous pourrez toujours reconstituer une boucle de circulation en changeant quelques cloisons et quelques sas de décompression pour les zones sous atmosphère contrôlée.
 
JCT : Je ne me suis jamais focalisé sur : « Qu’est-ce qu’on met où ? » Nombre de fois mes équipes m’ont demandé : « Alors combien de postes ici ou là ? Mais dans le premier bâtiment on ne cesse de bouger les choses ! La flexibilité de l’architecture a fait que ce premier bâtiment, conçu pour 250 personnes, en abrite aujourd’hui 450 en toute harmonie.
 
BT : Il y a un moment, alors que pèsent toutes les contraintes –et elles sont nombreuses, et c’est dur, car à vos côtés il y a des équipes, des ordinateurs, des vérifications, des plans… –, un moment où le déclic a lieu. Toutes ces contraintes se renversent, et alors que vous pensiez travailler sur un projet, c’est le projet qui travaille pour vous. Tout se met en place comme on le désire, des idées surgissent. Du coup, on connaît exactement l’aspect de cet espace de lumière central, dont nous parlons, qui va donner vie à tout le reste, on sait comment on va circuler, on comprend la vie du bâtiment.
 
JCT : Je pense sincèrement que la réussite de ce nouveau bâtiment est encore plus importante que celle du premier. Le référentiel est différent. La barre est encore plus haute. L’accueil et le déplacement de nos collaborateurs ne doivent soulever aucune objection. Il ne faudrait surtout pas que les gens disent : « J’étais mieux où j’étais avant. » On ne peut pas se le permettre. Mais là, je dois vous dire en toute sincérité que nous avons la chance d’avoir en face de nous un architecte comme vous, une équipe faite de personnes ouvertes, qui ne sont absolument pas repliées sur elles-mêmes, leur propre concept, la gestion de leur aura…, un architecte et une équipe pour qui le client ne serait que le tremplin des egos, comme on le rencontre hélas assez fréquemment dans l’architecture. Avoir en face de soi une équipe qui prend en compte les remarques qu’elle reçoit, qui se remet en cause, qui s’adapte en permanence, est quelque chose d’assez exceptionnel.
 
D’autant plus en tenant compte tout aussi bien de l’avis d’un simple employé que de celui d’un responsable, sans faire de différence, et ça c’est important. Et vous-même avez été un élément modérateur. Alors que des extrêmes s’affrontaient et que vous étiez en position d’imposer vos exigences, vous modériez le tout en proposant des solutions. On en a vu, des architectes, et des fameux, qui faisaient finir leur bâtiment par n’importe qui. Jamais je n’ai vu, et chez Richemont également, qui a construit nombre de bâtiments d’importance, une équipe aussi précise et disponible que la vôtre. Et une équipe qui n’a pas changé…
 
BT : Oui, c’est un gros avantage. Quand un architecte commence à travailler pour un client, tout le monde se regarde en chiens de faïence. Il y a comme une courbe d’apprentissage mutuel qu’il faut parcourir. La deuxième fois, le courant passe tout de suite. Je l’ai vu avec vos équipes, il n’y a pas de paranoïa comme il y en a d’habitude. Moi, je pars du principe que les difficultés sont la plupart du temps –quand on les résout, bien sûr– génératrices d’améliorations du bâtiment. Il ne m’est jamais arrivé de dire : « Ah, on n’a pas pu faire ça parce que le client n’a pas voulu, parce qu’ils ont mis un sens unique ici. » Au contraire, on doit intégrer ces nouvelles contraintes et même en tirer avantage. Et ça, on le fait très naturellement –parfois en se tirant les cheveux, bien sûr–, parce que je ne peux pas considérer qu’un bâtiment soit vraiment beau quand se cachent, derrière la façade ou dans le repli de l’enveloppe, des « chameaux », comme on dit dans notre jargon, des ratés, de l’inavoué, de l’occulté, du refoulé.
 
JCT : Je pourrais dire la même chose d’une montre. Ce n’est pas seulement par coquetterie que nous finissons et décorons des pièces enfermées au plus profond du mouvement, que personne sauf l’horloger ne verra jamais. C’est que, sans beauté intérieure, il n’y a pas de beauté extérieure.
 
*Entretien conduit par Pierre Maillard, cinéaste, auteur notamment de documentaires d’architecture et journaliste spécialisé en horlogerie.
**L’architecte compte à son actif une grande variété de réalisations telles que le siège de notre manufacture à Genève en 2004, le musée de l’Acropole à Athènes, le Parc de la Villette ainsi que la rénovation du zoo du Vincennes
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Montres-de-luxe.com | Publié le 5 Mai 2014 | Lu 2185 fois






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